Quand j’étais enfant, en fiction, je ne m’intéressais qu’aux personnages féminins. Genré fille et déjà mis en concurrence avec les garçons, à l’école ou ailleurs, j’avais conscience que quelque chose de plus important se jouait lorsque, à l’écran ou sur les pages, un rapport de force s’instaurait entre une fille et un garçon, entre une femme et un homme. Pourquoi voyais-je toujours les hommes avoir le dessus sur les femmes, les malmener physiquement ou psychologiquement, et avoir le dernier mot ? C’est aussi ça qui m’a mené à avoir peur de ma “condition de femme” autant que des hommes. A en avoir honte, aussi. Bref, le patriarcat ça cause des dégâts, à l’Ouest rien de nouveau.

Enfants, notre apprentissage de la réalité passe en grande partie par la fiction. Et, qu’on l’admette ou non, c’est encore largement le cas quand nous avons atteint l’âge adulte. Alors oui, j’étais irrité, en colère, triste puis désespéré du destin des personnages féminins, auxquels je m’identifiais alors. Avoir peur pour ces femmes, tout le temps, me faisait me sentir mal. J’étais presque écœuré de les voir sans cesse en position de faiblesse, quelle que soit la situation. Je désespérais de voir un de ces personnages s’en sortir sans l’aide d’un homme.

Je ne vais pas m’étendre ici sur l’importance de la représentation : d’autres, comme La Booktillaise ou darksideofthemoune, l’ont déjà très bien fait, et je vous invite à les lire. Mais il me semblait logique de commencer par là. On en parle depuis si longtemps, de l’écriture de personnages féminins – et, de manière plus générale, de personnages ne correspondant pas au modèle dominant : masculin, blanc, cis, hétéro, etc. Ce modèle dominant et le cadre préétabli, en plus de ne pas être représentatifs, sont un frein à la créativité et brident l’imaginaire. Et donc, comment on en sort ? Avec pas mal de boulot. Petit partage d’expérience.

I) La réponse émotionnelle

J’avais parlé ici du processus derrière la création du personnage d’Allison Griggs pour Les Hurlements noyés. Allison Griggs est née de mon besoin, à treize ans, de me créer un personnage féminin monstrueux pour terrifier les hommes. Le concept a depuis beaucoup évolué – rien d’étonnant en dix ans. J’ai fait de mon mieux pour traiter quelque chose d’assez complexe et j’espère avoir réussi, sans en être tout à fait sûr.

Stanley, le personnage principal, est un mec. Si ça m’a permis d’aborder des thèmes très personnels, mon but premier, celui de mes 13 ans, était ailleurs. Quand j’ai créé Stanley, c’était pour avoir un comfort character – le mien. J’éprouvais le besoin d’un comfort character masculin dans un monde où les hommes me terrorisaient et où, dans le même temps, je pensais devoir les aimer et être aimé d’eux pour être heureux. Autre problème : je ne me voyais pas faire trop souffrir mes personnages féminins. Je les voyais en baver partout, je n’en pouvais plus. Or pour moi, l’écriture est cathartique. J’ai besoin d’aborder des thèmes durs, de parler de traumatismes. Alors j’ai utilisé des personnages masculins pour ça. Mon attachement étroit pour eux en a résulté – mes trois persos fétiches, c’est Stanley, Archie et Lucien.

Ajoutez-y la misogynie intériorisée et le manque de personnages féminins authentiques en fiction, et le serpent se bouffe la queue jusqu’aux côtes.

II) Un peu d’espoir, et le début du boulot

J’ai tout de même quelques contre-exemples sous la main, évidemment. J’en ai toujours eu, et vous aussi. On pensera sans doute aux mêmes personnages féminins – bah oui, il y en a encore trop peu dans la masse. De bons, je veux dire.

En tant que fan de Silent Hill, j’ai connu Heather Mason assez tôt. Elle a en partie servi d’inspiration pour Vicky, un de mes personnages préférés à l’heure actuelle. Mon attachement à un univers en tant que fan m’a-t-il aidé à me rapprocher d’un de mes personnages féminins ? (Oui, Vicky est sur le spectre non-binaire, mais je ne l’ai su que plus tard. Reste que cela signifie sans doute beaucoup sur mon processus, sur ce que mes personnages m’ont appris sur moi-même, etc.) Peut-être. Ou alors, j’étais juste heureux de rencontrer des personnages féminins attachants et authentiques !

C’est plus tard, pendant le sensitivity reading de LHN, que j’ai aussi commencé à éprouver quelque chose pour deux autres de mes personnages féminins : Sally et Ariane. Ce travail m’a poussé à les développer, à plonger le plus profondément possible dans leur psyché. C’était quelque chose que je n’osais pas faire, que j’ignorais comment faire sans que le résultat soit mauvais. Si Sally est un bon personnage, c’est grâce à l’aide d’Oyaomi ! Et mine de rien, ce travail a été libérateur. J’ai eu besoin d’un coup de pouce, mais écoutez, qu’il en soit ainsi ! C’est pas grave. La création, c’est beaucoup plus collectif qu’on ne le croit.

III) Comment travailler tout ça ?

L’une des solutions communément proposées est de considérer les personnages féminins “comme des personnages masculins”. Parce que les personnages masculins, eh bien, ce sont des personnages tout court, c’est la norme, c’est ce qui est neutre – haha. Bref, ça peut être un point de départ, mais ça pose d’autres soucis. On peut parler des personnages de “femmes fortes“, cette force étant souvent leur seul trait de caractère, mais pas seulement. Reprise de comportements problématiques de mecs, sexualisation à outrance, manque général de profondeur… (Je vous invite à lire l’article de Bon Chic Bon Genre à ce sujet.) De plus, si l’on s’inscrit dans un récit plutôt réaliste, l’identité de genre d’une personne est un élément constitutif de son appréhension du monde, de même que son orientation, le fait d’être racisæ ou non…

Assigné fille et perçu ainsi, j’ai vécu l’éducation, les relations humaines, la violence aussi, d’une manière différente de celle d’un homme cis. Les biais auxquels je dois faire face peuvent être différents. Chaque individu-e à son histoire, fruit d’une histoire collective longue et complexe. Dans ce cas, que faire ? Apprendre ! En diversifiant les fictions et la non-fiction que l’on consomme, en suivant des militant-es sur Internet (@lydieinthetrain, @AlbinEien, @BananaLicorne, @bibliofeel_, @Sarah_Ghey, @bookeylae, @lecturesensible…), en écoutant parler son entourage… et/ou, comme j’en parlais plus tôt, en faisant appel à des sensitivity readers quand il s’agit d’écrire ! En effet, parfois, notre position diffère tellement d’une autre qu’on ne peut totalement s’y imaginer. Si j’ai sollicité une SR, c’est parce qu’en tant que personne blanche, je ne peux comprendre pleinement le vécu d’une personne noire ainsi que les oppressions dont elle est victime. Bref, les ressources sont partout !

Restait, en ce qui me concerne, à travailler sur l’aspect affectif de l’écriture des personnages féminins, évoqué plus haut. Le travail est bien sûr toujours en cours !

IV) S’attacher à ses personnages

Je me suis rapidement rendu compte que j’avais un souci. Quand j’invente un personnage, je commence souvent par son physique. Sans doute un coup de ma mémoire photographique, ou le simple fait qu’une première rencontre passe souvent par là. Avec mes personnages féminins, c’est un souci parce que je ne peux pas m’empêcher, dans un premier temps, de les imaginer dans la norme : blanches, minces, valides… A l’image de la plupart de nos modèles, encore aujourd’hui.

Ainsi, j’ai su très tard que Sally Parkins était noire et avait un vitiligo. Ariane, sa sœur, s’est révélée grosse et handi quelques mois après sa naissance dans ma tête. Il m’a fallu quelques jours pour comprendre que Mélodie Anglade était une femme transgenre. Il faut toujours que les points les plus importants de leur identité me viennent sur le tard ! C’est aussi pour ça, j’imagine, que je suis un auteur un peu lent ? Là-haut, c’est aussi lent, trop lent.

A côté de ça, mes personnages masculins, quand ils ne sont pas des antagonistes ni l’incarnation de ce qui me terrifie, sortent du cadre directement. Ils sont au moins queer, neuroatypiques ou les deux en même temps. J’ai pris l’habitude d’extérioriser à travers eux ; à moi de faire en sorte que ça change, pour que mes personnages féminins deviennent tout aussi importants, pour moi comme pour l’histoire. Est-ce que cela signifie obligatoirement soigner mes traumatismes à travers eux ? J’ai longtemps craint de les malmener, parce que je me malmenais moi-même, ayant en tête qu’en tant que fille, j’étais une petite chose fragile. Mais Vicky, Sally, Ariane m’ont appris que je pouvais, à différentes échelles, utiliser les personnages féminins à des fins thérapeutiques. J’ai appris que je pouvais leur faire confiance.

V) Guérir du patriarcat

Parce que c’est de ça qu’il s’agit, finalement. Se défaire de la misogynie intériorisée, de la honte, de la peur de cette “féminité intérieure” et de toutes les conneries qui vont avec. C’est là que j’ai trouvé la principale fonction thérapeutique des personnages féminins. Oui, ils peuvent m’aider autant que leurs homologues masculins, en inventant de nouvelles façons de guérir, de nouvelles sororités, parfois de nouveaux moyens de se défouler et d’extérioriser. Une autre manière de faire face à la violence du monde. Mes personnages féminins sont porteurs d’espoir, parce que ce sont les femmes et le féminisme qui me l’ont rendu et m’ont permis d’avancer, voire de sortir de schémas et relations toxiques.

Il y a quelque temps, j’ai lu Eaux Troubles, un slasher féministe ultra cathartique. L’une des histoires les plus libératrices que j’aie pu lire. J’y repense souvent, aux aventures de ce groupe de filles réclamant vengeance et s’unissant contre leurs agresseurs.

Bien sûr, je ne crois pas qu’il faille obligatoirement ce côté positif dans l’écriture de personnages féminins et de leur histoire. Mais ça aide – je vous renvoie aux liens postés plus haut : les représentations positives, on en a besoin. Si je supporte aussi bien (voire apprécie, osons le dire héhé) que les mecs fictifs s’en prennent plein la poire, quand bien même je me suis attaché à eux (parfois c’est même à cause de ça, nous le savons toustes !) c’est qu’il a été montré de multiples fois qu’ils pouvaient s’en sortir. Je suis alors loin de la fatigue désespérée, et parfois de la violence ressentie face à la représentation d’une femme sans défense. Les meufs s’en prennent plein la gueule, dans la réalité et dans la fiction. Je suis de celleux qui ont besoin d’espoir pour elles.

Conclusion

Alors, pour l’instant, on fera comme ça.

En dehors des femmes qui tiennent des rôles d’antagonistes, je continuerai à chercher l’espoir. J’écrirai des personnages féminins humains, parce que les femmes sont avant tout des gens. Parfois, j’écrirai leurs traumatismes, et comme toujours avec moi, ce sera sombre. J’écris toujours du drame, de l’horreur psychologique. Mais je n’ai jamais cherché la fascination morbide. J’ai écrit Les Hurlements noyés comme un exutoire et dans une volonté de montrer les conséquences des traumatismes. Les violences systémiques ne sont pas un spectacle.

Évidemment, en ce qui me concerne, le plus dur, c’est les violences sexuelles. Je sais que si j’écris des personnages féminins victimes de VSS, je me sentirai mal. Et je craindrai que les hommes n’érotisent ça. Si je traite ces violences à travers des victimes masculines, c’est aussi pour ça. Du rape and revenge, des femmes physiquement vulnérables et réduites à la soumission dans ce contexte… J’en ai bouffé, on en a bouffé. Consommer et écrire ça m’est devenu insupportable. Mais alors, ça contribue à me rapprocher encore des personnages masculins, non ? Oui. Je me rapproche de mes personnages féminins différemment, voilà tout.

Peut-être trouverai-je d’autres solutions dans le futur, d’autres moyens d’attachement et de rendre mes personnages féminins importants. En attendant, celle-ci, je la trouve belle, et j’espère que vous la trouverez belle aussi.


4 commentaires

Mary · août 18, 2022 à 7:18 pm

J’ai trouvé que c’était un super article Malone ! Et qui, moi aussi, m’interroge sur mes propres rapports à mes personnages féminins. Toutes différentes, j’aime mes femmes aussi chèrement que mes hommes – et oui, elles me permettent de dénoncer des violences systémiques, comme la pression de Lagarde sur Alex, dans L’Autre Côté. Mais je voulais aller plus loin dans la psychologie des persos encore, et peut être dans la mienne : c’est pour ça que j’ai pris la décision, dans le prochain roman, d’avoir une femme de mon âge en tant que personnage principal. Une aventure en perspective !

    MaloneSilence · août 18, 2022 à 7:45 pm

    La hype, toujours plus loin, toujours plus haut !
    (Et merci <3 )

C. Kean · août 24, 2022 à 12:09 pm

Je me suis beaucoup retrouvée dans ton parcours avec tes personnages féminins. Pour des raisons à la fois similaires et différentes, je me suis longtemps interdit de m’identifier à autre chose que des personnages masculins, et le corps et la parole des femmes dans mes textes étaient au mieux étouffé, au pire lacéré. Il m’a fallu du temps, quelques décès familiaux et cinq personnages féminins pour commencer me rendre accessible leurs voix et leurs histoires. Elles me demandent toujours plus d’écoute, plus de temps, plus de vulnérabilité dans la sincérité avec laquelle je les approche, mais désormais je ressens ce qu’elles sont, et je le porte aussi.

    MaloneSilence · août 24, 2022 à 2:31 pm

    Merci à toi pour ce partage d’expérience ! Ce que tu dis ne me surprend effectivement pas, tant il m’a fallu de progression pour enfin accueillir les émotions de mes personnages féminins parmi les miennes. Savoir que d’autres personnes s’y retrouvent et progressent me fait plaisir et me réconforte haha. Je te souhaite que ton cheminement te donne + encore de joie à écrire 🙂

Les commentaires sont fermés.