Ceci est une nouvelle écrite pour Epistula Canis que j’ai décidé de publier ici. Un texte défouloir, plein d’une bonne grosse rage en lien avec les actualités du moment. Ça parle apocalypse, guerre, meurtre (notamment féminicide), suicide – un cocktail d’angoisses qui devait sortir pour que je me remette à écrire à l’époque. Du coup, disons que ce texte, c’est de l’apocalypse and revenge. Sa lecture peut être cathartique pour vous comme son écriture l’a été pour moi.

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W. A. R.

Le dernier souvenir clair que j’ai, c’est ce grand NON qui s’est arraché à mes tripes. Ils étaient tous là, à hurler leur joie de la guerre à venir, et j’ai hurlé. Ce n’est que plus tard qu’ils m’ont tuée. Je ne me demande pas pourquoi ils ne m’ont pas laissée le faire moi-même – ça les a défoulés, ça leur a fait plaisir. Ils ont écartelé mon corps sur le bitume – mais ça, je ne m’en souviens pas aussi clairement que ce hurlement dont je sens encore la texture dans ma gorge. Ce fut ma dernière démonstration de puissance, je crois. J’ai craché toute ma force vitale dans ce NON qu’ils ont tous ignoré ou jugé d’un regard en lame de couteau. À ce moment-là, j’ai su que j’allais mourir, de ma main ou d’une autre. Il a signé notre arrêt de mort à travers nos écrans, le sourire et le regard dégoulinants d’une soif de sang qu’il exultait d’enfin afficher au grand jour. Mon NON ne lui était même pas adressé, pas à lui – il n’a jamais entendu personne d’autre que lui. Même les pseudo-guerriers avides d’en découdre, et qui m’ont tuée plus tard, étaient de la merde à ses yeux. Je n’étais pas là pour le voir, mais je pense qu’à la fin du monde, quand il n’a resté plus que lui, il a fièrement et victorieusement trôné sur nos cadavres à toustes, ce qui aurait dû être son peuple réduit à un monticule sanglant à son effigie. Il a dû exulter – les hommes diraient quelque chose comme « bander sur nos cadavres », vu que le sexe doit absolument entrer en ligne de compte si on veut faire dans le subversif. Mais j’aime pas ça. Même alors que je suis morte, et que nous n’avons plus qu’à marcher dans le grisâtre du purgatoire, ça me met mal à l’aise. Ça me fait penser qu’au fond, nous étions trop médiocres pour mériter autre chose que cette apocalypse. C’est des conneries fascistes, je le sais, mais parfois ça revient.

Le type qui marche à côté de moi faisait partie de la bande. J’ai pas l’impression qu’il m’ait reconnue. J’ai pas remis son visage immédiatement, mais son tatouage de néonazi, si. Il est encore plus outrageusement moche que dans mon souvenir, si la laideur signifie encore quelque chose. Le mec me pose des questions que j’entends à peine, et je ne lui réponds pas, moins par flemme que par volonté de lui apprendre la peur. J’ai rien à apprendre à toutes ces raclures, et encore moins celles qui m’ont tuée. L’avantage d’être morte, c’est que le revoir ne me fait rien. La peur n’a plus aucun sens quand on est mort·e, tant pis, tant mieux, inutile de perdre son temps. La colère et la haine, par contre, elles restent, ce que j’ai du mal à comprendre. Elles aussi, elles avaient un sens de notre vivant, mais plus maintenant, pas vrai ? C’est le genre de chose qui nous pousse à agir, à vivre, tout ce que vous voulez – si on ne vit plus, que voulez-vous qu’on fasse de ça ? Ce doit être pour ça que l’Enfer existe, j’en sais rien ; peu importe la raison de son existence si elle me procure cette sombre satisfaction qui fait désormais office de joie, là, à l’intérieur de moi, où mes organes pourrissent et se racornissent. En nous s’agglutine tout ce qui reste de notre monde mort. La poussière, les débris, les déchets, les écailles de sang. C’est la fin, et j’en suis soulagée. Le monde et la peur ont disparu, il ne peut plus rien arriver. L’Enfer, ce n’est rien, au fond – personne n’a plus rien à perdre, ce qui rend ma satisfaction aussi vaine que tout le reste. Mais je n’ai que ça. Ça, et peut-être Lou, mais si l’espoir est mort, l’amour doit l’être aussi. Elle est plus loin devant, Lou, elle sera arrivée aux portes avant moi. Peut-être qu’elle m’attendra, peut-être pas, si ça a encore de l’importance, pour elle, pour moi, et si ça a encore de l’importance tout court aux yeux de l’entité qui décide de ce qui est important. Je me demande si l’autre, là, sur son trône de sang coagulé, il a cru pouvoir prendre la place de Dieu. Peut-être pas, peut-être que j’exagère, que je veux voir en lui le Diable alors qu’il était juste un type riche et que les gens comme lui n’apprennent pas l’humanité dans le sens positif qu’on lui donne, jamais. Iels apprennent à asservir, posséder, détruire, à se nourrir de nous. Est-il encore là, vit-il encore, sans plus personne pour mourir sous ses talons ? J’aimerais qu’il regrette, au moins un peu, mais il a dû mourir dans l’extase, et quand Dieu l’a condamné à la solitude, il a juste fermé les yeux avec un sourire et le souvenir de son omnipotence, nourri pour des siècles – mais j’espère qu’il aura faim à nouveau. J’espère que la faim lui tordra les entrailles pour l’éternité. Enfin, je voudrais espérer – je ne crois plus en la justice, en toutes ces conneries comme quoi le bien ou le mal que vous faites vous revient. Tout n’est que hasard et Dieu nous a laissæs souffrir, mourir et, bientôt, brûler. J’ai jeté ma croix il y a des années de ça. Impossible de dire s’Iel nous a jamais aimæs, s’Iel est encore là, si l’Apocalypse l’a tuæ aussi ; je sais juste que s’Iel n’existe plus, alors l’amour ne doit plus exister non plus. Je le sais, mais j’aimerais qu’on s’aime, Lou et moi.

J’entends le nazi discuter avec son voisin. Ils se connaissent bien – la guerre les a tués ensemble. Je me fous de ce qu’ils se disent. Je sais qu’ils ne regrettent pas. Ils parlent du Valhalla et ça ne me fait même pas marrer. Je crois que le rire, ça n’existe plus non plus – à part les leurs. Ils pensent encore avoir gagné. De nouveau, j’éprouve de la satisfaction, celle d’être dévastée à l’intérieur, loin de la rage qui m’aurait habitée quand je vivais, loin de l’envie que j’aurais eue de détruire leurs rires de merde, de les noyer dans leur sang. La haine existe encore, je la vois dans leurs yeux, je l’entends dans leurs mots que je n’écoute pas. Comment peuvent-ils encore avoir quelque chose à haïr alors qu’ils sont morts ?

J’ai demandé à Lou, une fois, ce qu’elle trouvait le plus terrible, de la théorie stupide que les êtres humains sont mauvais par nature, ou qu’une idéologie mortifère puisse en faire des monstres. On est tombées d’accord : si c’était une histoire de nature humaine, on aurait pu s’y résigner, toustes. Et on aurait été heureuxes comme ça – si on l’était pas, c’est que tout pouvait être différent. Dans ce cas-là, l’espoir était permis. Dans ce cas-là, toute cette violence était aussi horrible qu’inacceptable. J’aurais trouvé ça horrible, oui, de mon vivant. Je crois que je trouvais ça horrible – c’est pour ça que j’ai crié NON, c’est pour ça que j’allais en manif avec les autres, c’est pour ça que j’ai supporté les heures de garde à vue, c’est pour ça que j’ai crié, pleuré, frappé parfois, en essayant de croire que c’était utile, que ça pouvait nous sauver toustes. Ce qui est merveilleusement terrible, c’est que ça aurait pu, ouais, ça aurait pu. Si on avait été plus nombreuxes, si on y avait cru plus fort, si le roi en sang et ses courtisan·es ne nous avaient pas répété, tous les jours, ce qu’iels comptaient faire, ce qui allait arriver parce qu’iels le voulaient, ce qui se passait ailleurs et auquel on ne pouvait rien parce qu’iels nous l’empêcheraient, s’iels ne nous avaient pas abandonnæs à leur soif de trônes plus hauts. Il nous restera, toujours, cette griffe qui nous racle les côtes à chaque respiration, malgré l’indifférence, malgré la fin de tout : on aurait pu y arriver. On aurait pu. Putain, on aurait pu. On aurait pu tout arrêter, tout retourner, je le sais, moi aussi j’ai lu du solarpunk, moi aussi j’ai parlé avec les autres, moi aussi j’ai participé aux soulèvements, moi aussi j’ai écouté, écouté encore, je suis même allæ voir des gens, j’ai vu des médecins, j’ai vu des psys, j’ai fait une thérapie et pris des médicaments pour continuer d’y croire, moi aussi je me suis retenu·e de mourir parce qu’au fond je voulais vivre, juste pas dans ce monde-là, je voulais vivre et le monde devait être à nous, il était à nous, on nous répétait depuis l’enfance que c’était la vie mais non, c’était elleux, là-haut, qui s’arrogeaient le droit de nous monter des vies préfabriquées et de nous faire oublier l’idée même de sortie, le monde était à nous, il était à nous toustes ET ON AURAIT PU Y ARRIVER, ON AURAIT PU SE SAUVER, ON AURAIT PU TOUT RETOURNER, ON AURAIT PU, PUTAIN, POURQUOI ON A ÉCHOUÉ ? Est-ce Dieu qui a voulu qu’on échoue ? Il faut qu’il y ait une raison à toute cette souffrance, à la mort, à tout le reste – on n’y a pas cru assez fort. J’ai jeté ma croix et je me suis parfois demandé si c’était en Dieu qu’on n’avait pas cru assez fort, mais on croyait plus en Ellui qu’en notre propre réussite (on y a peut-être mal cru, mais je ne pense pas, tout le monde n’a pas pu faire la même erreur que moi et j’ai pas pu faire pencher la balance à moi toute seule, ce serait absurde), alors j’ai cessé de penser à ça. Moi, aussi, j’ai cru en Dieu pour continuer de me battre. J’ai cru en Dieu pour ne pas mourir, pas maintenant, pas à – j’avais vingt-trois ans quand je suis morte. C’est tout. Vingt-trois ans. J’avais déjà envie de mourir à dix ans. Tous les cachets que j’ai pris trop jeune, réduits en poussière, tapissent l’intérieur de moi, entre mes membres disloqués. Ça me démange, mais je me retiens de gratter, j’ai pas envie de faire ça, il n’est plus temps de faire des expériences douteuses, de ressentir le plus possible, c’est trop tard. Si on s’aimait, avec Lou, je la laisserais peut-être me toucher à cet endroit-là, si j’étais sûre que ça ne nous rendrait pas dingues. Peut-on être à la fois dingue et mort·e ? C’est pas Stephen King qui disait que la folie est un suicide mental ?1 Je me demande parfois, encore, toujours aussi vainement, comment le roi en sang a pu trouver normal que toute notre génération, et les suivantes, soient complètement fêlées et pensent à quitter ce monde dès l’enfance. On sait, c’est pas important, pour lui c’était pas important non plus, on était de la merde – je sais, je sais, je suppose que je me répète tout ça pour examiner notre traumatisme commun sous toutes les coutures. Comme si on pouvait encore revenir en arrière. J’ai pas tellement à me poser la question de la haine chez mes compagnons de route, s’il y a toujours ce j’aurais pu, on aurait pu, ça aurait dû. Pourtant, c’est ce que je ressens, cette indifférence absolue. Je suis à distance de tout, à des kilomètres et des kilomètres de mon cadavre, de mes souvenirs, de mon âme. Mais je suis toujours près de Lou, je crois.

Devant moi, la longue file de marcheurs s’entasse peu à peu – on arrive. Juste le temps que les portes s’ouvrent, et tous glisseront tout droit dans la gueule du Diable. Il n’y a que des hommes, que des types de la trempe de mes assassins, ridiculement conquérants face à leur destin – que des hommes, à part Lou, moi, et les autres meufs dispersées dans le cortège, qu’ils croient dans la même situation qu’eux et, au début du voyage, regardaient de leurs yeux sales, avant qu’ils ne croisent les nôtres. Quand on est mort·e, des vérités nous sortent des yeux – c’est ce que Lou pense, en tout cas. Moi, je n’en sais rien. Je sais juste que, pour une fois, ils ont peur de nous. C’est quelque chose qu’on aurait dû connaître de notre vivant, quand nous avions encore toutes nos émotions, quand nous pouvions encore en être heureuses. On aurait pu. On aurait pu. On aurait pu. Nous sommes toustes condamnæs à une éternité de regrets. Peut-être qu’un jour, nos consciences se déliteront suffisamment pour qu’on s’en foute, de ça aussi. Pour que le nihilisme devienne notre unique réalité et qu’on oublie le temps où c’était un privilège de gens comme celleux qui n’ont pas empêché l’avènement du roi en sang. Iels doivent être heureuxes, elleux, ou qu’iels soient.

Les premiers hurlements (de stupeur ? D’horreur ? Je me demande toujours pourquoi ils crient. J’aimerais qu’ils aient peur, que Dieu les ait punis de peur éternelle, mais j’ai jeté ma croix) me parviennent de loin, très loin – ils sont nombreux, tous, ils viennent par milliers, par millions, on sait qu’un jour ils cesseront de venir mais c’est incroyable comme les êtres humains étaient nombreux sur cette foutue planète, et comme ils étaient nombreux à nous haïr, à haïr les femmes qui disaient NON ou qui s’embrassaient ou qui étaient des êtres humains aussi. Le nombre, ça a toujours été dur, je m’en souviens. Pourquoi tous ces guerriers de pacotille n’ont-ils jamais eu peur ? La peur, c’était pour nous. Peut-être que c’est pour ça qu’on nous en a libéræs. Ou qu’on s’en est libéræs seul·es, puisqu’on n’est mort·es et qu’on attendait presque ça, à la fin, parce qu’on n’en pouvait plus, de cette peur qui nous broyait les os jour après jour, qui nous faisait souffrir au point qu’on voulait mourir pour l’éviter elle aussi. Nous n’avons plus peur. Nous n’avons plus rien, mais nous n’avons plus peur.

Je ne sais pas pourquoi ils hurlent, mais ils hurlent. Ils tombent, ils hurlent, et on les regarde sans les écouter. Je ne sais pas ce qui leur fait aussi peur, dans nos yeux. Moi, je n’y vois que de l’indifférence.

1Brume, « La Ballade de la balle élastique », 1985.


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