Bon, à la toute base, je ne suis pas particulièrement fan de cette appellation, “morally grey”. Pas parce que je suis un puriste de la langue française (écrivant en inclusif, j’en ai perdu ma carte depuis longtemps), mais parce que pour moi, un bon personnage est nécessairement “morally grey”. Un être humain est, au moins un peu, “morally grey”. On a toustes nos zones d’ombre, nos faiblesses, nos traces d’égoïsme. Ça ne signifie pas que l’être humain est mauvais par nature, au contraire. Avoir conscience de nos “travers”, qui ne sont à mon sens que des traces de nos peurs et de notre instinct de conservation, peut nous permettre d’être de meilleures personnes. De mieux agir, en tout cas. Mais je digresse, et je vais éviter d’enfoncer davantage de portes ouvertes que d’habitude, on n’est pas là pour ça.

Je ne vais pas parler du phénomène en lui-même, des tas de gens l’ont déjà fait et le font encore, et je ne m’estime pas compétent pour ça. On va seulement partir du concept de base pour parler processus et évolution créatifves. C’est une petite réflexion personnelle qui me trotte dans la tête depuis un petit moment. Depuis que j’ai lu BEINHAUS, en fait. Une histoire qui m’a appris pas mal de choses, je vous invite à lire cet article pour en savoir plus ! Partons sur des évidences : on peut écrire une excellente histoire, alignée avec ses valeurs en plus, avec les personnages les plus détestables de l’univers. Des personnages peuvent être intéressants sans être attachants. On peut écrire sans ses ami·es imaginaires… ou se faire des “morally grey imaginary friends”.

Morally grey characters, level 0 : Stanley

J’ai parlé de mon rapport à Stanley Ellington en long, en large et en travers : c’est mon premier personnage, mon premier amour, une âme sœur depuis toujours et jusqu’à la fin. Ce que je cherchais au moment où je l’ai trouvé, c’est un ami fictif. On a grandi ensemble. On s’est sortis du pire de la maladie ensemble. Il a même accompagné ma transition, enfin… il a transitionné avant moi. Prophétie auto-réalisatrice de l’écrivain·e, comme en parlait l’autrice Morgane Stankiewiez en conférence.

Portrait de Stanley Ellington, homme blanc, brun aux yeux bleus, émacié.
Portrait de Stanley par The Red Lady

Au départ, avec Stan, je cherchais moins à explorer la psyché humaine qu’à trouver un peu d’espoir dans cette humanité. J’ai compris plus tard que l’un n’allait pas sans l’autre – sans quoi, Les Hurlements noyés ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Et puis, il a accompagné mes débuts d’écriture, à l’époque où je pensais encore qu’il fallait, quoi qu’il arrive, être du côté du personnage principal.

En grandissant, je suis devenu plus lucide sur mes propres défauts, et sur ceux de Stanley aussi, humainement parlant. Dans LHN et sa suite, Les Pleurs du Vide, c’est assez évident : il est animé des meilleures intentions du monde, mais coincé dans une inertie, une terreur et un désespoir qui s’avéreront destructeurs. Bon, ce qui s’est passé aussi, c’est que Stanley est un peu devenu une allégorie au fil de ma prise de recul. Reste que c’est l’un de mes personnages les plus “purs” et authentiquement gentils, à l’image de Lucas Stewart pour ne citer que lui ! (Je ne rédigerais pas l’article linké de la même manière aujourd’hui, mais je crois toujours en la gentillesse et en les bonnes intentions. Je reste convaincu qu’il existe des personnes vraiment gentilles – et j’en ai dans mon entourage, ce dont je suis extrêmement reconnaissant ❤️).

Morally grey characters, level 1 : Archie

Archie David assis face à son ordinateur avec sa tasse fumante, avec son terre-neuve qui bave sur la table et sur ses feuilles. La scène se passe le soir si l'on en croit la nuit étoilée par la fenêtre de derrière et la lumière tamisée. Dessin à l'aquarelle + pastels secs.
Portrait d’Archie (et Orlando le terre-neuve) par Pikkulef

J’ai pas mal parlé d’Archie en newsletter, mais encore peu sur le blog, parce qu’il arrive dans le tome 3 de la trilogie de Stanley. En revanche, j’en ai discuté sur mes réseaux et avec pas mal de gens ! Il est né en 2019 (je vous parlerai de son origin story, promis) et je l’adore. Archie, c’est mon comfort character personnel ! Et pour le coup, je voulais un personnage, comme Stanley, profondément bon mais… peut-être un peu “morally grey”. Disons qu’on sortait de l’altruisme sacrificiel, né d’une certaine culpabilité, pour sa forme plus saine, avec une pointe d’égoïsme. Vous savez, le self-care dont on parle si souvent – bon, Archie s’est révélé très mauvais en la matière. Son égoïsme s’est mué en fierté mal placée et son altruisme en tendance à la surprotection !

Archie David est ingérable, maladroit et aussi fatigant pour son auteur que pour ses camarades de galère fictive, ce qui en fait indubitablement moins un personnage “morally grey” qu’un gentil excessif sur tous les plans. S’il y a une trace de “mauvais” en lui, elle ressort surtout face à l’inéluctable chute des personnes qui ont fait du mal à celles qu’il aime. Il sort alors le pop-corn et se marre. Si fort. 🤭

Bref, là où Stanley serait d’alignement neutral good, Archie est le chaotic good dans toute sa splendeur. (Je l’aime.) Et donc, encore une fois, rien de “méchant” dans ce second membre de ma triade rapprochée. Oui, parce que les personnages dont je suis le plus proche dans l’univers de Stanley n’est pas mort sont trois, et le troisième…

Morally grey characters, level 5 : Lucien

Le personnage représenté en image à la une de cette article, c’est Lucien, sous les traits de l’acteur Adrien Brody – qui, pour le coup, a pu faire preuve d’un sens moral… franchement discutable… Un peu chiant que Lucien soit en partie né de lui, quand même. Et franchement ironique, étant donné la backstory horrible de Lucien. Mais encore une fois, on digresse.

morally grey characters

Lucien David, c’est le cousin d’Archie, et il taffe dans l’informatique. Ce sont les deux premières choses que j’ai sues à son sujet. Il est arrivé par hasard, surgissant de traumatismes enfouis dans l’inconscient du cliché d’auteur tourmenté que je suis. Et puis, au dernier moment, la vérité a éclaté : Lucien tue des gens. Tout simplement. 🔪 Plus précisément, il tue des pédocriminels pour protéger ses enfants, ainsi que pour d’autres raisons moins nobles, comme une colère étouffée depuis qu’il en a été lui-même victime. (Quand je parlais d’ironie…) Niveau “morally grey”, je crois qu’on entre dans les clous, non ?

Lucien est le personnage le plus cathartique que j’aie écrit jusque-là. Dans ses actes, comme dans ses hantises et les émotions qui menacent de le briser à tout moment. Avec lui, on aborde des thèmes tellement durs que je ne sais même pas comment le roman qui lui sera consacré sera marketable. (Vraiment, j’ai du mal à imaginer, à l’heure actuelle, comment animer une campagne de financement avec une histoire pareille.) Est-ce qu’il s’en sortira, connaîtra-t-il une rédemption, lui en faut-il une ? Les réponses ne sont pas encore claires et je ne sais pas si c’est important pour le moment. (A l’heure actuelle, une grosse partie de premier jet est écrite, je me prépare à repartir sur un nouveau, et on en est toujours au stade de la descente aux enfers.)

Je ne sais même pas si je vous écrirai un article sur Lucien, en fait. Dès que j’écris avec lui, ça part en logorrhée traumatique, et nous sommes extrêmement proches tous les deux. C’est la première fois que j’ai une telle proximité avec un personnage sans lui trouver des excuses, sans le condamner non plus, juste… Ce qu’il fait est là. Et on plonge ensemble.

Il y a des limites qu’on ne dépasse pas, certes. Parce qu’on n’en a pas besoin. Parce que ce serait contre-productif, parce que mon écriture doit garder son côté thérapeutique. Je ne crois pas en une plongée gratuite dans ce qui choque, ce qui choque qui d’ailleurs ? Bref, si j’aime ce personnage, c’est qu’il y a une raison. Si nous sommes proches, c’est qu’il y a une raison. Peut-être sa logique et son sens moral personnel résonnent-iels un peu trop profondément en moi, aussi !

Les niveaux supérieurs : le “morally grey” sans attachement

Bon, il y a un stade où on peut cesser d’employer ce terme, non ? Est-ce qu’on peut parler de “morale grise” quand le personnage est juste un salaud ? J’ai sans doute un gros biais, mais quand on me présente des persos comme “morally grey”, j’ai souvent peur que ce soient juste de bonnes raclures de bidet. A qui on finit par pardonner parce que… ?

Cela dit, écrire des connards, c’est cool aussi. J’ai bien sûr évoqué BEINHAUS plus haut, niveau lecture. Et question écriture… J’ai déjà parlé ici de projets auxquels je n’ai pas du tout le même rapport qu’à Stanley n’est pas mort. Soit, en réalité… à peu près tous mes projets en dehors de cet univers. J’ai le Stanleyverse, j’ai mon socle : je peux désormais pousser l’exploration plus loin. Fouiller ailleurs dans les tiroirs… sans plus avoir peur de ce que je pourrais y trouver ? Sans craindre d’y trouver des choses “à excuser” à mes personnages parce que je les aime ? Je dis pas, on peut aimer ses connards fictifs. A titre personnel, au-delà d’une certaine limite, c’est impossible.

Pour revenir une dernière fois à BEINHAUS, Saint Gris a prouvé qu’on pouvait aborder des thèmes difficiles et écrire des êtres répugnants, et en faire les protagonistes principaux, sans pour autant cautionner leurs actes (ni être moralisateurice non plus, au cas où ce genre de critique pointerait le bout de son nez. Un coup faut dénoncer, un coup on dénonce trop, faudrait savoir1). C’est un truc que j’ai envie de réussir à faire aussi. Juste surplomber mes personnages2, et regarder… Je me sentirai proche d’eux sur certains points, et c’est normal. Entre êtres humains, réels ou fictifs, on a trop en commun. Et c’est aussi comme ça qu’on peut trouver un exutoire3, guérir même à travers les personnages les plus horribles.

Et quand le “morally grey” bascule ?

Parce qu’on peut si facilement tomber dans son propre piège.

Ce que je vais dire là renvoie un peu à ce que je disais dans mon article sur Ghostland :

Pour moi, les films, c’est un peu comme mon entourage. Les films que j’aime sont un peu comme les personnes que j’aime. Beaucoup d’émotions, beaucoup d’imperfections, parfois il faut avoir de très sérieuses conversations et parfois… Eh bien, quand ça devient trop problématique d’une manière ou d’une autre, il faut juste lâcher.

Alors, si un personnage de ma triade sacrée basculait dans l’intolérable ? J’y crois absolument pas. Je ne veux pas y croire. Mais quand on nous rapporte des actes horribles de personnes qu’on aime et croyait connaître, on ne veut pas y croire non plus. Évidemment, c’est techniquement différent. On a bien davantage de pouvoir sur nos univers fictifs que sur la vraie vie de la réalité véritable. Ça vaut même pour les univers des autres, les univers que l’on reçoit. J’ai, comme tout le monde, des headcanons. J’ai assisté au revirement de personnages fictifs auxquels j’ai refusé de croire, et c’était facile. Si c’est faux, c’est facile. Quand on a un comfort character, on fait tout pour le garder.

Sauf que ça ne fonctionne pas comme ça, pas vrai ? Il faut faire face. Faire face à l’horreur, faire face à nos sentiments, faire la part des choses. Et séparer une personne de l’idée qu’on s’en fait, cette idée qu’on a aimée.

Je suis persuadé que les morally grey characters peuvent nous faire grandir. Ils peuvent nous apprendre à gérer notre attachement, nos illusions, tout comme ils nous enseignent les limites de notre sens moral. On a tendance à idéaliser les personnes qu’on aime – Lucien et moi, on sait bien ce que c’est. L’amour qu’on a pour une personne finit par avoir plus d’importance que la personne elle-même. Et c’est important, l’amour, c’est un sacré carburant pour vivre, pour créer, pour tout. Reste encore à apprendre d’où il vient, quels en sont les ingrédients, comment l’utiliser, où se trouve la part d’illusion. Et à questionner, toujours, notre rapport aux histoires, aux autres et à nous-mêmes4.


  1. Je vais pas vous mentir, pour moi, s’il y a une accusation du genre ou de “manque de subtilité”, il n’y a que deux possibilités : soit læ destinataire est de base réfractaire au message et l’aurait rejeté quelle qu’en soit la forme, soit l’auteurice s’est narrativement chiæ – ça arrive. Que ce soit parce qu’iel n’y croyait pas vraiment au fond, ou parce qu’iel n’a pas assez fait confiance au lectorat, ou par simple maladresse parce qu’écrire, c’est pas toujours simple, mine de rien. Dans tous les cas, ça veut pas (forcément) dire que le message pue ou ne mérite pas qu’on s’y attarde. Quoique… dans certains cas, on peut effectivement voir cette troisième possibilité. (Est-ce que cette note de bas de page sert à quelque chose ?) Ah, et aussi : quand même, on cherche parfois beaucoup moins à être dans la dénonciation que dans le fantasme et/ou la glorification de son propre ego. Oui, je pense aux scènes de viol ultra graphiques, et à une flopée d’écrits d’auteurices blanc·hes sur l’esclavage et le racisme aussi. ↩︎
  2. Mais en même temps, j’aime bien être à leur hauteur, pour en apprendre des trucs et… être avec eux, quoi. En tout cas, je n’aurais pas pu surplomber les personnages du Stanleyverse. ↩︎
  3. Et puis, on peut extérioriser par les situations dépeintes autant que par les personnages. Enfin, là ne va pas sans l’autre évidemment, mais j’ai l’impression que ça devient plus facile pour moi de ne plus utiliser les personnages comme béquille, comme filtre entre ces situations et moi. C’est sans doute aussi pour ça que j’avais besoin de ma Sainte Trinité, le temps de grandir et de faire face tout seul. Je sais pas, j’aime bien cette théorie. ↩︎
  4. Bravo Malone, tu pouvais pas faire plus générique encore ? ↩︎

2 commentaires

Mary Fleureau · juillet 3, 2024 à 6:48 pm

Il était grave intéressant cet article Malone ! Et je comprends bien ce que tu ressens dans l’aspect complexité des sentiments, entre l’amour qu’on peut porter à un personnage sans pour autant pouvoir cautionner ses actes. Toujours un plaisir de te lire en tout cas !!

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