CHAPITRE 1 : POUSSIÈRE

Avertissement : mention de blessures, de dépression, d’hospitalisation, de torture, et accessoirement spoilers potentiels du tome 1.

L’été 2011 marqua sans doute le début de la fin du monde plutôt que son achèvement. Stanley crut, jusqu’à obtenir les preuves du contraire, que cette année serait la fin de son existence. Il l’espéra, évidemment. Or il vit passer 2012, puis 2013, puis 2014, et les années suivantes se diluèrent dans le brouillard, jusqu’en 2019. L’été 2011, cet été qui fut chaud mais pas tant que cela, Stanley fit son grand retour dans les hôpitaux. On répara sa peau, ses articulations brisées, et on tâcha de faire de même pour son équilibre mental, avec beaucoup moins de succès – c’était d’autant plus difficile que Stanley Ellington ne parlait plus du tout. Il s’était blotti dans un mutisme épuisé, réfugié à l’intérieur de lui-même, et rejetait de toutes ses forces ce foutu don dont il s’était cru privé – débarrassé – mais qui lui était revenu, oui, en pleine figure. Sa vieille malédiction explosa sous ses yeux, contre ses oreilles et sa peau, à l’intérieur de son cerveau. S’il en conçut un étrange soulagement dans les premières minutes, il se rendit bien vite compte qu’il ne pouvait plus faire comme s’il était capable de le supporter. Il était faible, Stanley, si faible. Allison l’avait détruit et balancé sa carcasse aux ordures, tout ça… tout ça pour rien, rien du tout, puisque l’Apocalypse avait tout de même lieu derrière les fenêtres sales de l’asile.

De retour dans l’environnement hostile des unités psychiatriques, il opta pour la seule stratégie qu’il eût la force de mettre en place : ne faire attention à rien, être aussi discret et éteint que possible, n’emmerder personne pour que personne ne l’emmerde, et flotter hors de lui-même quand on l’obligeait à sortir de sa passivité. Il ne sut trop si cela fonctionna, il n’y fit pas attention, à ça non plus – il ne revenait à lui que lorsqu’il croyait apercevoir la silhouette éthérée d’un ange aux habits déchirés, dans sa chambre ou dans les couloirs. Mais il ne lui parlait pas, à lui non plus. Il ignorait s’il espérait le voir partir ou rester, il pensait parfois à Vicky et ses yeux le piquaient. Il se demandait si elle était seule ou accompagnée, si elle allait bien, si elle s’en sortait mieux que lui, ou plus mal. Il ne demanda pas de ses nouvelles à son frère Steph, l’ange, dont il ne savait s’il passait tout son temps à veiller sur lui, ou s’il alternait entre sa chambre et l’endroit où logeait Vicky. Il luttait contre la vision de l’ange, comme il luttait contre le reste, c’est-à-dire plus ou moins. Il était trop faible, il dormait si mal, ses nuits étaient si sombres, si rouges. Il avait peur de voir son sourire à la fenêtre ou au pied de son lit, le sourire de sa tortionnaire, le sourire figé d’Allison Griggs. Si elle était morte – pourquoi pas ? – son fantôme était peut-être là, et quand bien même ce ne serait pas le cas, Allison le hantait. Il la voyait partout, il entendait sa voix, il sentait ses doigts sur ses poignets, sur sa gorge, les coups, les craquements qui lui foutaient les larmes aux yeux de douleur. Il fourrait son visage dans son oreiller et hurlait de toutes ses forces en priant pour que les infirmièr·es de nuit ne l’entendent pas, il arrêtait parce que ça faisait mal à la gorge et que ses propres cris lui faisaient peur, et il se recroquevillait, tremblant, secoué de ces sanglots secs qui ne le soulageaient pas.

Ses voisins de chambre se succédaient sans qu’il s’en rende compte, c’était à peine s’il se souvenait qu’il la partageait avec d’autres, cette foutue chambre beige qui sentait les produits d’entretien, et peut-être qu’ils lui parlaient parfois, puis renonçaient en se disant que ce type était encore plus désaxé qu’eux. Bien évidemment, vint une exception, il en vient toujours, et Stanley n’en profita que peu – le gars resta une semaine à tout casser, le temps de se remettre d’une tentative de suicide aux anxiolytiques ou quelque chose de ce genre. Un brave gars qui parlait toute la journée sans s’arrêter, terrifié par le silence, qui dormait aussi mal que lui et pleurait dans l’oreiller en attendant son mauvais sommeil. Stanley dut déployer des efforts de concentration pour apprendre son nom et le retenir : Noah. Des ondulations brunes s’éparpillaient autour de son visage candide et fatigué, et il triturait ses doigts sans cesse, torturant ses phalanges sèches, couvertes de peaux mortes. Il trempait ses yeux rougis de sérum physiologique quand il se levait le matin, avant même de prendre son petit déjeuner, parlant toujours, intarissable. Ce n’était pas désagréable, sa voix était toute douce. Stanley se surprenait à l’écouter d’une oreille, ça le détendait, ça le forçait à se concentrer sur quelque chose. Il lui répondait par des coups d’œil ou des hochements de tête maladroits, et ça lui suffisait, à Noah, il en souriait à chaque fois, jusqu’aux yeux, ça semblait lui faire sa journée entière. Mais il pleurait immanquablement le soir venu, seul dans son lit, et malgré toute sa volonté d’imperméabiliser son empathie, Stanley éprouvait sa souffrance morale. L’avant-dernier soir, il n’y tint plus, il sortit du lit et alla s’asseoir au chevet de Noah, qui le regarda avec une stupeur quelque peu craintive, avant que Stanley, se fiant à son instinct et à rien d’autre, ne glisse sa main dans ses cheveux et ne masse son crâne du bout des doigts, faiblement, serrant les dents sous la douleur que lui infligeait encore son poignet. Noah explosa, les vannes sautèrent au visage de Stanley et il se retrouva avec son compagnon de chambrée dans les bras, en pleurs si bruyants que Stanley crut en avoir mal à la tête. Noah en fut soulagé, oui, Stanley le sentit, que ça allait mieux, au moins un peu, et il ne le lâcha pas, il le laissa se vider de son chagrin sur son t-shirt et eut peut-être une légère envie de chialer avec lui, qu’il ignora. Noah releva la tête au bout d’un moment et le contempla avec de grands yeux reconnaissants.

« M… merci. Merci. »

Stanley hocha la tête, inexpressif, son regard autrefois d’un bleu intense aussi vide que le silence, caressa la joue de Noah sous ses boucles, l’essuya du pouce, fit de même avec l’autre joue, et attendit que son esprit lui souffle ce qu’il devait faire à présent. Il ne prit pas le temps de se demander si l’idée qui lui parvint était étrange ; il pencha seulement la tête de côté, approcha son visage du sien et entrouvrit les lèvres, interrogateur. C’était une proposition, libre à Noah d’en faire ce qu’il voulait – il l’embrassa, tout doucement, le sel de ses larmes glissant sur la langue de Stanley, colla son nez et son front aux siens, à la recherche de réconfort, et tous deux s’étreignirent, comme si cela pouvait refermer leurs blessures. Peut-être que s’ils se serraient suffisamment fort l’un contre l’autre, cela fonctionnerait, oui. Ils dormirent dans le même lit, Stanley jouant le rôle de la grande cuillère, dissimulant ses propres larmes dans la tignasse de Noah – et pour la première fois, ce dernier accepta le vide, le silence, parce qu’il y avait quelqu’un avec lui, il n’était plus seul, plus cette nuit. Il s’assoupit dans un très léger ronflement et Stanley, lui, veilla sur son sommeil avec un zèle qui l’étonna lui-même. Lorsque l’équipe de nuit passait la porte de la chambre avec ses lampes, il lui jetait un regard ferme qui la dissuadait de les séparer – elle s’assura seulement, lors de son premier passage, que tout allait bien pour Noah, et Stanley aurait été en mesure de dire que oui, pour cette fois, tout allait bien. Et lui ? Lui, il n’irait plus jamais bien, mais c’était l’un de ces instants où il aurait moins mal. Alors oui, ça allait. Les cheveux de Noah le chatouillaient entre les doigts et se liaient autour de son avant-bras déformé, quelques pellicules s’accrochaient à son nez et à ses sourcils, l’odeur de la sueur de Noah se lovait dans ses narines, et il n’avait aucune idée de la façon dont il en était arrivé là. Autour d’eux retentissaient ces cris piégés dans les murs que Stanley rêvait de ne plus entendre. Noah était-il conscient de la chance qu’il avait d’être aveugle et sourd à cet univers parallèle qui phagocytait le quotidien de Stanley depuis quinze ans ? Il devait faire partie des gens qui ne croyaient pas à tout ça, ou peut-être que si, puisqu’il était chez les fols avec lui. Stanley ne lui poserait pas la question, il ne parlerait pas plus pour lui que pour les autres. Il caressait les bras de Noah lorsque les frissons y fleurissaient, pensait parfois à rouvrir le canal par lequel les émotions étrangères transitaient jusqu’à son cerveau, afin de vérifier que le sommeil de Noah ne s’apparentait pas à un calvaire, et se ravisait – qu’est-ce qu’il en ferait, de ces émotions ? Qu’est-ce qu’il en faisait, des émotions d’autrui, avant Allison ? Elles l’encombraient, elles s’entassaient en lui et écrasaient les siennes sous leur poids, il cherchait à les déplacer mais elles pesaient trop lourd, alors il attendait de pouvoir s’isoler, il attendait que passe sa crise d’empathie, sa musique dans les oreilles, et il dessinait dès qu’il avait retrouvé un peu de force – il ne dessinerait plus comme avant, lui hurlaient ses poignets tordus de douleur, et il pouvait aussi tirer un trait sur la guitare.

Il emplit ses poumons de l’odeur de Noah, collé à lui, ses cheveux entre ses lèvres, ses doigts longeant ses veines violacées sous la lune. Noah s’arrondit contre son torse et poussa un doux soupir. Stanley en entendit quelques autres avant l’aube, leva parfois la tête pour admirer son visage, céda quatre ou cinq fois à la tentation de l’embrasser sur la tempe ou sur la pommette, juste pour lui faire du bien, et s’en faire un petit peu aussi, peut-être. Il se demanda vaguement où était passée sa vieille phobie sociale, mais Dieu merci, elle ne tarda pas tellement à se rappeler à son bon souvenir. Vers sept heures, alors que Noah n’avait pas encore ouvert les yeux, Stanley hésita à rejoindre son lit, avant que Noah ne se tourne vers lui tout ensommeillé et qu’un silence gênant ne s’ensuive, ou un monologue d’excuses tout aussi embarrassant, ou pire, qu’il ne le foute hors de son pieu avec une grimace de répulsion – puis il pensa que Noah se sentirait peut-être mal, si jamais il se rendait compte qu’il était de nouveau tout seul. L’atmosphère s’alourdirait tant qu’il en perdrait la parole et que le silence l’étoufferait et qu’il en ferait une crise d’angoisse. Stanley serait trop engourdi pour le réconforter, il n’oserait même pas le faire, il resterait prostré sous ses couvertures et ses remords. Incapable de décider laquelle de ces situations était la pire, il resta tendu, tout noué dans le dos de son compagnon d’infortune, glacé d’angoisse – bordel Stanley, tu as vécu presque trois semaines enfermé et torturé, et t’angoisses encore pour ce genre de conneries ? Mais lorsque Noah émergea, il se reversa sur le dos et vint se blottir contre Stanley, le visage enfoui dans son épaule, sans parler. Stanley décongela instantanément, l’embrassa sur le front et essaya de ne pas pleurer.