“Comment, Malone ? Depuis quand tu lis du Young Adult, toi ?” Eh bien oui, ça arrive quelquefois. Le YA a beau ne pas être mon rayon, je peux me laisser tenter par un résumé intriguant, ou par les conseils de lecteurices enthousiastes. Que voulez-vous, certaines personnes savent très bien comment me parler. 😀 J’ai donc lu À nos démesures, entamant ma lecture avec mes a priori de lecteurice exigeant-e et élitiste sur les bords. C’est à croire que je ne peux pas m’en empêcher et que je suis devenu-e aussi pénible que pessimiste. Rassurez-vous, je me fatigue moi-même.

On suit donc, dans À nos démesures, le parcours chaotique de Luz, adolescente qui a des rêves mais peut-être pas, qui ira à l’université mais peut-être pas, qui aime le piano mais peut-être plus. L’adolescence et ses incertitudes, et les attentes des adultes, et le manque d’écoute de leur part. L’adolescence et sa violence, le harcèlement scolaire et sexuel, les injonctions au silence et à l’obéissance. La recherche de son identité, au milieu de tout ça. La difficulté de savoir qui on est quand on a appris, depuis toujours, à correspondre à ce que nos aîné-es et contemporain-es attendent de nous.

Luz est paumée et dévorée par la conviction de son manque de valeur en tant qu’être humain. Vous avez très probablement vécu ça. L’adolescence est une période dure. Peut-être avez-vous également vécu ce qui est arrivé à Luz, lors d’une de ces soirées alcoolisées – et je dois donc poser un TW ici. Je ne parlerai pas en détail d’agressions sexuelles/de viols, et À nos démesures non plus, du moins pas d’un regard voyeuriste. Pas de scènes graphiques – et encore heureux – mais des flashbacks et du bon stress post-traumatique des familles. L’auteurice s’occupe des TW en début de roman ou de chapitre, vous prévenant ainsi de la dureté des thèmes abordés.

Vous commencez à me connaître, la dépression est un thème qui m’est cher. Luz est d’autant plus perdue dans sa vie qu’elle en souffre, depuis son traumatisme ou avant. Elle porte la culpabilité de sa propre existence. Sa naissance est une erreur de parcours. Sans elle, sa mère serait encore en vie. C’est ce que les regards lui disent, au sein même de sa famille. Elle n’est pas à la hauteur de sa mère, femme exceptionnelle, pianiste talentueuse, fierté de ses aîné-es. Luz déçoit. Elle lui ferait honte, à sa mère. Le monde lui en veut d’exister. Le monde voudrait que sa mère soit restée.

Ainsi grandit Luz, dans l’ombre de sa génitrice, idéalisée et idolâtrée. Son père pourrait l’aider, mais il est trop occupé à ne pas faire son deuil. Aaron, son copain ? Leur relation est, disons, compliquée. Egan, son ami ? C’est surtout l’ami d’Aaron. Luz est seule, et les idées noires se renforcent.

Alors elle sculpte son masque, plus ou moins adroitement. Elle cherche à se fondre dans le moule, à la recherche de cet amour qui lui manque.

Luz est un personnage tout ce qu’il y a de plus consistant, avec ses contradictions et le chaos de ses pensées et de ses émotions. Il est à noter que, si elle fait partie des adolescentes comme on en voit beaucoup en YA – celles qui se dévalorisent jusqu’à la haine – elle n’est jamais irritante. À nos démesures nous dépeint une jeune Luz réaliste, qui va mal et que l’on comprend, loin des clichés mais proche des vécus. Les adolescentes, et les femmes plus tard, n’ont pas confiance en elles. Elles cherchent la validation extérieure, conformément à ce qu’on leur a appris. Et Luz le sait. Son introspection est lucide.

On peut se demander pourquoi elle met tant de temps à assimiler les leçons de la vie, en tant que lecteurice avide d’évolution. Comme je le disais, Luz est un personnage entier. Les contradictions font partie de son caractère. La cohérence n’est pas l’apanage des êtres humains. Les émotions s’en mêlent, les failles également. Cela paraît évident, mais j’éprouve l’envie de le souligner ici. Sans doute mes biais sur le YA entrent-ils en jeu. J’ai souvent trouvé les personnages d’adolescentes mal construits et pénibles. Quoi qu’il en soit, j’aime Luz, pour sa complexité et sa poésie aussi. J’aime sa façon de s’exprimer, entre cynisme et sensibilité.

À nos démesures a une tendance déroutante à briser le quatrième mur de par sa narration. Luz semble savoir qu’elle est un personnage de fiction, ou du moins que quelqu’un raconte son histoire. C’est pourtant elle qui nous parle, selon toute vraisemblance. Je ne sais trop comment interpréter ce procédé. Peut-être est-il dans la continuité de la façon qu’a Luz de s’exprimer, parfois pleine d’ironie. Luz est lucide, comme je le disais, et tend donc à prendre hauteur et recul sur son vécu. C’est ainsi qu’elle gère ses émotions, mais je l’interprète aussi comme une crainte d’être jugée.

Luz veut montrer à lae lecteurice qu’elle ne se laisse pas déborder, mais elle anticipe également son jugement à son encontre. Vous connaissez le procédé qui consiste à se dévaloriser à l’avance, avant même de montrer quelque chose de soi ? “J’ai dessiné ça, je sais que c’est pas terrible vous inquiétez pas…” Ou, pour prendre mon exemple à moi : “Je sais que je suis un peu con, mais j’ai tenté un truc, voilà, j’ai amorcé une petite analyse, je sais pas si c’est pertinent…”

Ahem.

Bref, je pense que Luz se juge d’un œil particulièrement négatif parce qu’elle ne s’attend pas à ce que lae lecteurice sympathise avec elle. Est-ce un mécanisme de défense autant que les conséquences de la dépression sur son estime d’elle-même ? Je pense que oui. Quand on manque de confiance en soi, on tend à considérer le jugement des autres comme plus objectif, plus juste, a fortiori quand il est pointé sur soi. Et dans une période de construction – et de destruction – comme l’adolescence, cette croyance est d’autant plus forte.

À nos démesures aborde avec justesse les causes de ce mal-être, notamment les violences sexistes et LGBT-phobes. C’est auprès des adolescentes queer que Luz trouve de premières réponses à ses questions et entame sa salutaire évolution. Ce n’est pas pour autant qu’elle se sent moins seule, eu égard à ses difficultés en milieu social et les problèmes que nous avons évoqué plus haut. Le processus le plus difficile sera celui de la déconstruction de la culpabilité. Luz se sent coupable des événements qui l’ont traumatisée, sentiment qui se fissurera pour voler en éclats lorsqu’elle trouvera la force de penser à elle, pour de vrai. Et cela passera par des étapes douloureuses.

Ces personnages que rencontre Luz suscitent d’emblée sympathie et intérêt. Mélodie et Blaise sont intéressantes, souvent intimidantes aussi, chacune à sa manière. Toutes trois entretiennent une relation distante mais plus solide que Luz ne semble le croire. Leurs rapports ne sont pas forcément chaleureux, du moins tels qu’on les voit par le regard de Luz. Or, quand la jeune fille entame sa réconciliation avec elle-même, ses relations avec le monde s’adoucissent tout doucement. Le carcan de sa solitude se fissure à son tour.

À nos démesures nous parle avec brio des conséquences d’un traumatisme, de ses séquelles, des lunettes déformantes qu’il pose sur notre nez. Il nous parle de la découverte de soi et de la difficulté de l’accepter, quand on fait peser tant d’attentes sur nos épaules. Et il nous dit que, quoi qu’il arrive, nous ne sommes pas seul-es face à la violence.

C’est avec un plaisir teinté de soulagement qu’on voit Luz s’entourer d’aide mais aussi gagner en force, relever la tête, fièrement, et exiger enfin le respect dont elle a manqué jusqu’ici. Lors de certaines confrontations, je craignais de voir Luz subir violence sur violence sans oser protester, fait récurrent dans les fictions de ce type. Mais Luz n’est pas impuissante et refuse qu’on l’oblige à l’être. Ainsi, si la lecture de ce roman est souvent dure, elle nous apporte une dose d’espoir et de fierté et nous autorise, peu à peu, à nous sentir mieux.

Ajoutons-y un style poétique et créatif, respirant parfois la liberté à laquelle Luz aspire. Parce que, malgré son apprentissage de la répression de son identité, Luz a l’esprit trop libre pour qu’il soit un jour piégé et brisé. Parce qu’elle a plus à offrir au monde qu’elle ne le croit. On voit la beauté de son âme dans ses mots, tout comme on voit son chaos dans ses phrases les plus désordonnées. Elle nous émerveille, Luz. Je crois qu’elle porte bien son nom.

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